Le réseau BRUTUS à Bordeaux - 1943-1944
par le Docteur Pierre AURIAC, Officier de la Légion d'Honneur,
Croix de Guerre 1939-1945

En octobre 1941, le médecin capitaine des Troupes coloniales, NEEL Robert, promotion 1931 de l'École de Santé Navale, est en poste à Marseille. Il est alors contacté par un vieil ami, Jean HAUSSEGUY, un de ces cadets de Saumur qui s'illustrèrent en 1940 lors de l'avance allemande par un baroud d'honneur. Il fait partie du Réseau de Renseignement et d'Action BRUTUS fondé dès 1940 par le colonel FOURCAUD. NEEL est alors détaché pour un an à partir d'octobre 1942 à l'Institut Pasteur de Paris. En cette année 1943, la Résistance en France subit de lourdes pertes, arrestations, déportations, condamnations à mort. NEEL, jusque-là sympathisant actif à l'occasion, rejoint officiellement les Forces Françaises Combattantes le 1er Août 1943 en tant qu'agent permanent (P2) du réseau BRUTUS.

Le responsable national en est alors BOYER qui a succédé au colonel FOURCAUD. En septembre 1943, BOYER est arrêté par la Gestapo sur dénonciation de l'opérateur radio de la région Lyonnaise ; il supporte courageusement les interrogatoires pratiqués au Fort Montluc sous la direction de Klaus BARBIE. Déporté, il sera tué au cours d'un bombardement. Sur le moment, il n'a pas semblé y avoir de graves conséquences. Le B.C.R.A. à Londres désigne pour le remplacer Gaston DEFFERRE, Jean HAUSSEGUY devenant son adjoint responsable de la zone Sud dont le P.C. est commun avec celui de la région Lyonnaise, ce qui est pour le moins imprudent.

NEEL regagne Marseille en 1943. Jouissant jusque-là d'une totale liberté à Paris, il est obligé alors, pour faciliter ses déplacements, de conserver sa couverture officielle, plutôt que de plonger dans la clandestinité, et il se fait mettre en congé de convalescence "diplomatique". Il rejoint alors Saint-Macaire en Gironde où va désormais résider sa famille.

À peine de retour, un message d'HAUSSEGUY le convoque d'urgence à Lyon. Ce dernier l'informe qu'il est désigné pour reconstituer le réseau régional Bordelais, le précédent ayant été dissout et ses agents mis en sommeil en raison de la désastreuse et ténébreuse affaire GRAND-CLEMENT. Sont mis à sa disposition VINCENT, jeune officier de réserve, au caractère trempé et réfléchi, adjoint du chef de réseau régional toulousain et un secrétaire de la section lyonnaise. Tous deux doivent incessamment rejoindre Bordeaux. Un membre de l'ancienne équipe, résidant à Sainte-Foy-la Grande, est exceptionnellement imposé par DEFFERRE.

En raison des graves remous occasionnés par l'affaire GRAND CLEMENT, contrairement aux directives du Conseil National de la Résistance, ordre lui est donné, au moins dans un premier temps de ne pas se mettre en rapport avec les membres des autres réseaux de la Résistance et de ne contacter que des correspondants non-connus jusqu'alors. Un opérateur radio complétera le dispositif dès que celui-ci sera devenu opérationnel.

Ayant mis au point tous les détails prévisibles de l'opération, NEEL repart à son poste par l'express de nuit Lyon-Bordeaux. Le lendemain de son arrivée, il se rend dans un petit bar de la rue Porte Dijeaux, où il doit comme convenu rencontrer le courrier assurant dorénavant la liaison hebdomadaire avec Lyon. En lieu et place du courrier, il trouve le responsable des Hautes-Pyrénées, qui lui apprend que le lendemain de son départ de Lyon, à la première heure, la Gestapo avait lancé un vaste coup de filet à la suite duquel la plupart des responsables lyonnais avaient été arrêtés et secrétariats et domiciles privés perquisitionnés... Il n'avait lui-même échappé que par miracle à cette rafle et fait le détour par Bordeaux pour le prévenir. La situation est catastrophique, car dès le début, privées du soutien logistique de Lyon, les chances de réussite sont minimes. Le contact avec Paris est perdu, seule reste la possibilité de rétablir grâce à VINCENT, des relations avec Toulouse, dont désormais dépendront les échanges avec Londrès, le détachement d'un opérateur radio devant des plus problématiques. Les relations avec Paris sont cependant rapidement rétablies grâce à une cousine de Jean HAUSSEGUY, Marie AUDIBERT. En effet, les relations entre DEFFERRE et NEEL ne seront toujours pas les meilleurs, les deux hommes n'ayant pas la même conception de l'organisation des réseaux. À vrai dire aussi, les motivations profondes ne sont pas les mêmes.

Localement, NEEL a retrouvé le docteur Pierre AURIAC, médecin à Pont de la Maye dans la banlieue bordelaise. Leur amitié date de leur rencontre à l'École Annexe de Santé Navale à Brest en 1931.Son frère, Jean AURIAC, Professeur de Physique Médicale de la Faculté de Médecine, membre du réseau C.N.D. Castille fondé en novembre 1940, avait été arrêté par la Gestapo en juillet 1941 et s'était volontairement donné la mort pour ne pas parler. Pierre AURIAC devient officiellement Agent P1 du réseau "BRUTUS" le 1er décembre 1943. Il amène avec lui son ami intime Pierre DUPIN et un de ses camarades de la guerre 39-40, Georges TISSOT. Pierre DUPIN, "un Français bien tranquille" accepte d'être l'adjoint de VINCENT. À eux deux, avec NEEL, ils organisent la logistique du réseau en se fondant sur le principe du cloisonnement vertical et horizontal, de telle sorte qu'aucun des trois ne connaisse les honorables correspondants des deux autres. Une seule exception : Gisèle CHAUVIN, pharmacienne à Lesparre, cousine de Pierre DUPIN, dynamique, n'ayant jamais hésité à héberger et diriger des aviateurs américains abattus au-dessus du Médoc sur une filière d'évasion par l'Espagne. Pierre AURIAC, s'occupant activement d'une de ces filières, joue le rôle d'agent épisodique indispensable en cas de coup dur... Enfin un secrétariat est installé dans un local situé rue du Tondu dont l'adresse n'est connu que de VINCENT, DUPIN et NEEL.

Ce dernier est souvent absent, car il se rend personnellement à Paris pour rencontrer DEFFERRE, à Lyon, pour sauver ce qui pouvait l'être, à Marseille pour renouveler son congé de convalescences ou assurer occasionnellement la liaison entre le réseau local et celui de Toulouse.

Dans les premiers jours de février, remontant de Marseille, NEEL s'arrête à Toulouse pour y rencontrer le chef de réseau. Ce dernier est inquiet en raison de récentes arrestations de camarades. Le 18 février, NEEL et VINCENT rencontrent le jeune marin en cavale qui assure la liaison avec les deux réseaux du Sud-Ouest ; tout paraît normal à son départ de Toulouse dans la matinée. Le lendemain, 19 février, VINCENT ne se présente pas au rendez-vous -fixé à 11 heures au Café des Arts. NEEL en conclut qu'un événement grave est arrivé, mais il croit alors qu'il a le temps, avant de déclencher l'alerte, de mettre en sûreté le courrier en instance de départ. Il se rend au secrétariat de la rue du Tondu. A peine entrouvre-t-il la porte qu'il est ceinturé par quatre inspecteurs français de la brigade anti-terroriste POINSOT, dont tous les membres seront fusillés à la Libération" Il est immédiatement conduit au Fort du Hâ, puis transviré à la villa Calypso, siège de la Gestapo au Bouscat.

Ce n'est que quarante-huit heures après son arrestation, qu'il comparait devant un Hauptsturmführer, qui s'exprime en un excellent et très bon français sans aucun accent. Il subit plusieurs interrogatoires plus musclés les uns que les autres, perdant chaque fois connaissance. Pour couper court à toutes velléités de dénégation, son interrogateur lui lit un long rapport de la Gestapo de Lyon relatant dans les moindres détails son emploi du temps au cours de ses séjours dans cette ville. Après dix jours passés dans un cachot de la villa "Calypso", puis dans une cellule du Fort du Hâ, NEEL est transféré à la prison de Fresnes dans un wagon cellulaire accroché à un express régulier Bordeaux-Paris. Il fait partie d'un convoi d'une quarantaine de "terroristes" où il reconnaît Pierre DUPIN et le jeune courrier toulousain. Libérés, de leurs menottes, ils arrivent à pouvoir s'isoler pour essayer de reconstituer le scénario du drame qu'ils viennent de vivre tout en émettant d'ailleurs deux hypothèses dont l'une sera confirmée à la Libération le 19 février, le jeune agent assurant la liaison Toulouse-Bordeaux quitte dans la matinée la ville rose où la situation paraît normale. Long entretien de travail entre VINCENT et NEEL. Ces deux derniers se donnent rendez-vous pour le lendemain à 11 heures, au Café des Arts. NEEL parti, VINCENT permet au jeune messager de passer la nuit au secrétariat du réseau, les hôtels étant peu sûrs. Il lui demande se présenter le lendemain dans la matinée à son domicile, 9 rue Lacornée, pour y recevoir ses dernières instructions. Dans le même temps à Toulouse, la Gestapo procède à une vaste rafle et arrête notamment le chef du réseau, grand ami de VINCENT. Dans la soirée, elle obtient l'adresse de ce dernier à Bordeaux. Elle exploite immédiatement ce renseignement en informant la Gestapo bordelaise qui charge à son tour le commissaire POINSOT de procéder, aux premières heures de la matinée, à l'arrestation de VINCENT et d'installer à son domicile une souricière où se fait tout naturellement prendre le jeune courrier venu aux ordres. Ce dernier a le temps d'apercevoir, la porte de la chambre étant restée entrouverte, dans une mare de sang, son chef agonisant et, à ses côtés, les cadavres de deux des inspecteurs venus pour l'arrêter. VINCENT est transporté à l'Hôpital militaire du Becquet où il meurt. Peut-être a-t-il été achevé ? Une deuxième souricière est installée au secrétariat où NEEL se fait prendre dans les heures qui suivent, et Pierre DUPIN deux jours plus tard.

Le soir du 22, AURIAC et TISSOT, n'ayant de nouvelles ni de NEEL, ni de DUPIN, comprennent enfin qu'ils ont été arrêtés. Les deux amis évitèrent de peu les inspecteurs de la Gestapo venus pour les surprendre, l'un à son domicile et l'autre à son lieu de travail. Gisèle CHAUVIN n'a pu être prévenue à temps à Lesparre; elle est arrêtée le 26 février.

Que deviennent les protagonistes principaux de cette tragédie ?

DUPIN et NEEL sont mis trois mois au secret à Fresnes sans finalement passer en jugement. Après un court séjour au camp de Compiègne, ils sont déportés dans les camps de concentration de Neuengamme (provisoirement) puis de Sachsenhausen.

Gisèle CHAUVIN, après une nuit à la villa Calypso, est successivement emprisonnée au Fort du Hâ, à Fresnes (au secret), au Fort de Romainville, puis déportée en Allemagne dans le camp de concentration à Neuebrem, puis à Ravensbrück, et enfin dans le petit commando de Gartenfeld, dépendant de Sachsenhausen.

Le hasard réunit CHAUVIN, DUPIN et NEEL le jour de l'évacuation de Sachsenhausen sur Schwerin. Ce fut un moment d'intense émotion. Ils ont la chance de revenir vivant de ce que l'on a appelé la "Route de la Mort".

Le jeune courrier, lui, s'évade de nuit au cours du transfert de Compiègne en Allemagne.

AURIAC, on l'a vu, s'occupait avec TISSOT, d'une filière d'évasion d'aviateur américains sur l'Espagne, aidé d'ailleurs par de courageux bordelais, tels que ESPIL, MAVIE, MONTHUZET, MOULIE et DULOUT, déporté à Dachau. Il avait notamment hébergé en janvier 1944 deux aviateurs américains dont le Libérator avait été abattu dans la région de Cognac. Ne pouvant plus les garder chez lui trop longtemps, il les avait confiés à un maquis proche de Miramont-de-Guyenne. Lorsque AURIAC et TISSOT prennent la décision de passer clandestinement en Espagne, ils ont jugé qu'ils devaient les emmener avec eux. Ils vont donc les rechercher et ont la chance de pouvoir gagner sans encombre en voiture le Pays Basque, où tous les quatre seront cachés pendant huit jours par la famille CHANGO, à Saint-Just-Ibarre. Après une difficile traversée des Pyrénées enneigées, les deux Américains sont pris en charge par. le consulat de leur pays, tandis que AURIAC et TISSOT sont internés dans le Camp de Miranda de Ebro, de sinistre mémoire. A la sortie du camp, ils gagnent Gibraltar et enfin l'Afrique du Nord où ils s'engagent dans les Commandos de France. Le Maréchal des Logis Chef TISSOT devait trouver une mort glorieuse dans les Vosges le 3 novembre 1944. Le Lieutenant AURIAC, Chef de Peloton du 2ème Commando de France, est blessé lors de la libération de Belfort. Il participe, après guérison, à la campagne d'Allemagne et d'Autriche.

Le Réseau BRUTUS de Bordeaux a donc cessé d'exister en février 1944. La tragédie bordelaise n'est que l'aboutissement logique et prévisible, après une longue traque, du démantèlement du réseau central lyonnais en septembre-novembre 1943 et du réseau de Toulouse en février 1944. Ceci explique d'ailleurs la rapidité avec laquelle la Gestapo a mené l'enquête à Bordeaux.

Il faut cependant souligner que cette tragédie est la conséquence de l'inobservation, à plusieurs reprises, des consignes strictes de sécurité, qui a entraîné la disparition des réseaux.

 

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