Les liaisons dangereuses (extraits)
De "Didier" Raymond Moch

....Ces formalités remplies, Merlin m'indiqua qu'on m'utiliserait sans doute pour commencer à faire des circuits de ramassage du courrier. Il m'avait auparavant demandé, comme Danvers. vers le 28 mai, si cela me serait égal de voyager beaucoup ; à tous deux j'avais répondu que je ne demandais pas mieux.

Je quittais donc Merlin en sachant seulement que l'on me destinait à un rôle d'agent de liaison. Pour le reste, il m'avait fixé rendez-vous pour le soir à 18 heures au plus grand des deux cafés de la place des Jacobins, en me signalant toutefois que je pourrais le retrouver à la mairie du 7ème à peu près tous les matins au cas où nous nous manquerions et aussi au cas où ultérieurement je serais en peine de le joindre.

À 18 heures, je me trouvais bien sûr au lieu indiqué. Le café était suffisamment fréquenté pour que nul ne fasse attention à moi ; ce n'était d'ailleurs pas un de nos point de rencontres habituels, et bien nous en prit, car, quelque temps après, le premier étage de l'immeuble s'ornait d'un énorme calicot "Waffen SS française - centre de recrutement"...

J'attendis patiemment, cherchant de l'œil la haute et élégante silhouette de Merlin, la devinette se compliquait du fait que je ne pouvais supposer de quel côté il ferait son apparition... Au bout d'une demi-heure, je commençais à être ennuyé ; au bout de trois quarts d'heure, j'étais inquiet, et mon esprit fertile essayait d'échafauder des hypothèses, tandis que mon indécision native me harcelait de questions sur le parti à adopter. Comme après tout, je ne risquais pas grand-chose, comme je ne voulais pas risquer une fois encore de tout recommencer, je me résolus d'attendre plus longtemps encore : il y a tant de raisons pour lesquelles un jeune homme peut rester une heure à la terrasse d'un café assez élégant, au printemps, en ayant manifestement l'air d'attendre quelqu'un qui est en retard.

Il était à peu près 19 heures quand Merlin arriva, justifiant ainsi à posteriori mon raisonnement. Il m'entraîna aussitôt dans la rue centrale, et nous entrâmes dans la première allée à droite, ou plutôt je l'y suivis à quelques mètres comme il venait de me l'ordonner. C'était une vieille allée typiquement lyonnaise, étroite et sombre, sale, malodorante, dont les murs étaient constellés de boîte aux lettres hétéroclites et qui faisait partout des recoins, dont on ne savait s'ils menaient à des escaliers, à des portes, ou à des culs-de-sac nauséabonds.

L'allée n'était même pas tracée en ligne droite, si bien qu'on ne pouvait vous y suivre de l'œil depuis l'extérieur. Sans doute les immeubles qu'elle desservait étaient-ils des alluvions d'époques variées, dont le dépôt n'avait été coordonné par nul grand architecte. Après un dédale assez long, nous arrivâmes dans une petite cour, à laquelle le jour ne semblait arriver que par accident. Un escalier fétide, à moitié extérieur s'y ouvrait. Nous gravîmes deux ou trois étages et je rejoignais mon guide devant une porte close, dont la plaque me renseigna : " Morin, Equipement militaire, fermé à 18 heures. Mon guide sonna, la porte s'ouvrit dés qu'il se fut fait connaître .... et la première chose que je vis fut un képi de gendarme, puis je distinguai un couloir qui s'enfonçait et, une pièce sur la gauche, et d'autres pièces au fond. Partout des cases chargées de pièces de drap kaki, ou bleu marine, des ceinturons, des calots, etc. Je fus rapidement introduit dans l'une des pièces du fond, qui prenait jour directement sur une rue. Plusieurs hommes étaient là, et je reconnus mal les uns des autres, car il était déconcertant de se trouver d'un seul coup devant cinq ou six individus, dont on ne savait ni le nom, ni les caractéristiques d'aucune sorte ; outre le fait que je n'ai jamais eu un don spécial pour isoler et conserver dans mon souvenir les physionomies, la conversation, toute nouvelle pour moi, et passionnante, accaparait mon attention.

Je finis par distinguer toutefois assez rapidement un homme jeune dont l'intelligence et l'autorité éclataient de suite. Je lui aurais donné trente ans, le visage était mince, les cheveux noirs lustrés, des lunettes d'écaille foncée, un visage extrêmement ouvert.

Sa mise était très recherchée et il avait une aisance d'allure remarquable. Tandis que j'attendais silencieusement que l'on s'occupe de moi, il établissait des plans et distribuait des ordres avec une clarté et une précision qui me séduirent d'emblée. J'aurais été très gêné de faire une hypothèse quelconque sur ses occupations "civiles", sans doute c'était un intellectuel et pourtant, il avait l'air plus homme d'action que de livres. Il avait une précision scientifique, et cependant il ne me semblait pas avoir un esprit discipliné suivant les moules autoritaires de la méthode scientifique. Il était autoritaire sans dureté et sans affectation autoritaire par la nette et la simplicité de réalisation des instructions qu'il répartissait. On sentait dans son regard beaucoup de bonté, et dans sa voix un désir de sympathie et de séduction. Il appelait les suggestions, mais n'en conservait que ce qui cadrait avec ses propres intentions ; il savait au surplus imposer sa volonté dès lors qu'il avait pris son parti. C'était le type même de l'homme qui vous domine sans être particulièrement grand, qui séduit physiquement sans avoir aucun trait remarquable, et qui attire la sympathie sans user d'aucun artifice. Ce qui me plut le plus chez lui fût son manque total de pose, sa diplomatie et sa cordialité. André Boyer, avocat au barreau de Marseille, me fut présenté ce jour-là sous le nom de Bar. Il était le chef du réseau Brutus, ex-organisation Froment, l'un des premiers réseaux de renseignement fondés par les Forces Françaises Combattantes sur le territoire métropolitain occupé. Bar, successeur à notre tête du célèbre colonel Fourcaud et de son frère, le capitaine Fourcaud, avait déjà fait une fois l'aller et retour de Londres. Il devait le faire encore une fois avant de tomber aux mains de l'ennemi. Déporté à Dora, transféré comme otage à la prison de Flessen lors de l'avance des troupes alliées en Allemagne, André Boyer devait trouver la mort dans un bombardement allié trois jours avant l'occupation par les Anglais de sa prison.

Les suggestions que Bar avait l'air d'écouter le plus volontiers étaient celles de Gaston, grand garçon massif dont l'accent alsacien aurait difficilement pu être camouflé. Non que l'idée me soit venue un seul instant de trouver une ressemblance quelconque entre ces deux hommes. Mais l'on sentait rien qu'à les entendre, combien le "patron" était pour Gaston une idole. Quant à Gaston, c'était aux yeux de Bar le type même du camarade et dont le dévouement, la fidélité, et l'esprit de discipline étaient à toute épreuve. Effectivement, par la suite, j'ai toujours vu Gaston volontaire chaque fois qu'il y avait quelque chose à faire ; je l'ai aussi bien souvent vu suggérer des missions ennuyeuses mais qui pouvait se révéler utiles, et pour lesquelles il savait qu'il n'y aurait pas d'autre élu que lui. Gaston était le soldat d'élite toujours volontaire pour les patrouilles dangereuses et les initiatives casse-cou. C'était ainsi une sorte de jeune grognard dont Bar était l'empereur.

Oh, combien mystérieuses étaient pour moi alors la plupart des choses dont j'entendais parler : Il était question de gens étranges dont les uns m'avaient toujours paru jusque-là être des empereurs romains, les autres des évangélistes, d'autres encore des acteurs de cinéma dont j'avais parfois rencontré le nom... Il était question d'apporter Clark Gable ou Luc à Néron, ou d'autres choses analogues... Je finis par déduire de leurs conversations que les acteurs de cinéma devaient sans doute être des postes émetteurs clandestins, car on parlait souvent de leurs plans d'émissions ; quant à Luc, c'était manifestement personnage très important, à en juger par la nécessité absolue qu'il arrive rigoureusement à temps, ce devait être quelque "grand ponte", commencai-je par penser... Mais non, je fus vite détrompé, les choses s'éclairèrent pour moi : Luc, c'était le courrier... Tout au moins celui qui venait d'arriver de Londres ; tout compte fait, je n'étais pas tellement dans l'erreur : car le courrier dans les deux sens était bien réellement notre maître à tous, celui qui devait à tout prix, et quelles que soient les circonstances, parvenir.
Les postes de radio pouvaient être pris, des camarades arrêtés ou torturés, des régions entières de notre réseau décapitées, cela ne devait pas, cela ne pouvait pas empêcher le courrier de partir...

Je n'avais pas fait la connaissance de Bar depuis dix minutes, que j'avais déjà mon emploi du temps fixé pour plus d'une semaine.

Je savais que je partirais dès le lendemain matin avec Gaston pour Grenoble. J'avais appris qu'à la suite d'accidents récents et d'ailleurs limités (ceux auxquels Denvers avait fait allusion le 28 mai), il n'y avait plus personne d'attitré pour faire la liaison entre nos différents centres régionaux de zone sud. Aussi était-ce Gaston qui avait dû, comme chaque fois qu'il y avait de l'imprévu, se charger à nouveau d'assurer ce service. Mais il avait autre chose à faire, et mon arrivée était à propos. Il était donc décidé que je ferai le circuit de la semaine en cours avec Gaston afin de me mettre au courant.

Chemin faisant, Bar, qui n'avait pas l'habitude de perdre du temps à de pareilles fadaises, et qui avait besoin de me désigner d'une manière ou d'une autre, peu lui importait, avait tout simplement pris le parti de ne baptiser "Julot"... par analogie. Inutile de dire que je le laissai faire ; cependant, après avoir reçu ses instructions, je le priai de m'appeler de préférence "Didier". Il accepta, avec un sourire légèrement ironique, surpris que cela pût avoir une importance quelconque pour moi.

Nous nous quittâmes, après que j'eusse pris rendez-vous pour le lendemain matin à Perraches avec Gaston. Je l'avais bien regardé, mais aussitôt sorti, je fus pris de la crainte de ne pas le reconnaître.

Il était fort tôt, le lendemain matin, lorsque j'arrivais à Perraches. Sept heures peut-être. Après avoir acheté innocemment mes journaux à la marchande qui se tenait à droite en entrant dans le grand hall, j'entrepris de les lire. Évidemment, j'étais bien un peu inquiet toujours : histoire de reconnaître Gaston. Mais, en mettant les choses au pire, il aurait la même incertitude que moi ; et alors, j'étais sûr que nous nous reconnaîtrions, car il n'y a rien de tel pour se retrouver sans aucune difficulté que deux individus qui craignent de ne pas se reconnaître... Effectivement, aussitôt mon camarade arrivé, nous étions ensemble, comme de vieux copains. Il avait à la main une vieille serviette, dont je savais que c'était elle qui contenait "les papiers" ; mais je m'efforçai de ne rien laisser paraître de mon émotion. Nous entrâmes dans la gare, sans encombre ; ce n'était pas encore la période des contrôles massifs à l'entrée des quais. Après avoir constaté qu'il n'y avait déjà plus du tout de place dans le train de Grenoble, nous nous installâmes tranquillement dans le couloir du premier wagon, tout à fait en tête ; ou, du moins, nous nous préparâmes à y monter lorsque le train partirait. Cela nous permit d'avoir la certitude que nous subirions un contrôle des douaniers allemand entre La Verpillière et Bourgoin ; on se rappelle en effet qu'il existait encore, à cette date, une ligne de démarcation entre les zones occupées par les Allemands et les Italiens ; cette ligne passait par La Verpillière ; mais, pour les trains qui, comme le nôtre ne commençaient à s'arrêter qu'à Bourgoin, ces messieurs restaient dans le train jusqu'à cette gare, où, du reste, ils avaient un poste important. Ce qu'il cherchaient, nul ne le savait: détenteurs de faux papiers, déserteurs au S.T.O., résistants et insoumis de tout genre. Ou, du moins, nul ne savait comment ils en trouvaient, si ce n'est par hasard. La plupart du temps, leur contrôle se bornait à regarder les cartes d'identité, les certificats de travail, les cartes de travail, etc. ; quelquefois, ils demandaient des renseignements complémentaires. Mais dans ces conditions, il fallait vraiment un hasard malheureux pour être pris, et ils ne ramassaient la plupart du temps que de pauvres bougres, innocemment en défaut avec la réglementation boche, ou dont la tête ne leur revenait pas, et qui, lorsqu'ils ne s'en tiraient pas, étaient bon pour êtres envoyés sans autre forme de procès dans une usine allemande. Rarement, ils se livraient sur cette ligne à des contrôles plus sévères.

Cela arrivait parfois pourtant, et cela ressemblait alors aux mauvaises lignes, Lyon-Valence, Lyon-Chambéry sur lesquelles les contrôles étaient terribles : épluchage des papiers, demandes de renseignements sur les motifs du voyage, les occupations usuelles, etc., fouille complète de compartiments choisis au hasard, fouille des femmes par des souris grises de la douane, etc.

Mais nous connaissions à fond les usages de cette faune particulière, et nous savions tout de suite s'il y avait quelque chose à craindre, en dehors bien sûr du risque habituel.

Ce matin-là, il n'y avait que les deux habituels sous-officiers de la Zollgrenzschutz. Nous savions qu'il monterait dans le premier wagon, ou dans le dernier, s'ils montaient en tête, nous serions débarrassés de suite, s'ils montaient en queue, nous avions une chance qu'ils n'aient pas le temps de venir jusqu'à nous. En fait, ils étaient en tête du quai, et nous les surveillions de l'œil, sans en avoir l'air. Ce qui ne nous empêchait pas de deviser sur le quai en attendant le départ. Gaston commençait à me donner des explications. Nous allons d'abord à Grenoble où se trouve notre PC central, celui où le courrier est trié et classé. C'est là aussi qu'est porté celui qui arrive de Londres. Nous allons donc déposer tout le courrier que j'ai recueilli dans les régions de la zone sud. Il retrouvera à Grenoble le courrier de la zone Nord, qui arrive régulièrement et directement. Nous y prendrons les instructions de Londres et les documents à transmettre dans les centres de régions. Nous faisons l'omnibus : nous arrêtons partout, et portons d'un endroit à l'autre ce qu'il y a transporter (ô, belle époque, ou un système aussi simple n'amenait pas trop de catastrophe....).

Un peu plus tard, je lui demandai quelles étaient les consignes me concernant particulièrement. - elles sont simples, un homme ne doit pas être risqué pour le courrier ordinaire. Nous gardons la copie des courriers jusqu'au reçu de l'accusé de réception de Londres ; il y a donc toujours moyen de le recommencer en ce qui concerne les renseignements. Comme les hommes sont presque irremplaçables, vous ne devez en aucun cas vous faire prendre pour n'avoir pas voulu abandonner les renseignements s'il y a moyen de faire autrement, car il n'y a rien dedans qui risque de faire prendre le réseau. Et vous devez cependant faire l'impossible pour n'être pas mis dans ce cas, et pour aviser immédiatement vos chefs si cela s'était produit. Mais à côté de cela, on vous confiera des documents capitaux : plan d'émission, code, Q.S., papiers d'identité, ou renseignements particulièrement précieux ; on vous le signalera toujours. Dans ce cas, vous ne devez en aucun cas les laisser tomber dans les mains de l'ennemi. Vous devez à tout prix les acheminer ou les détruire ; vous devez prendre telles dispositions qui vous sembleront bonnes pour que l'ennemi ne les prennent jamais, quitte à vous faire prendre en les détruisant.

Les douaniers allemands s'approchèrent et commencèrent à vérifier les cartes d'identité ; comme prévu, ils s'en tenaient là. Gaston avait déposé sa serviette par terre près de la porte de communication fermée avec le fourgon de tête. Je me tenais non loin de lui, mais il était manifeste que nous n'étions que des connaissances de hasard, réunies par un commun voyage debout dans un couloir... Ma carte préfectorale des Basses Alpes passa naturellement comme une lettre à la poste : c'était sans doute la carte la plus en règle de tout le train. Quand ils arrivèrent à Gaston, j'eus un petit instant d'émotion, car je n'étais pas au courant : cet excellent Gaston, qui n'aurait évidemment pas pu cacher son remarquable accent alsacien, avait pris le parti de voyager avec ses vrais papiers de citoyen de Mulhouse... moyennant quoi il était en train de bavarder en allemand avec les allemands, qui furent d'ailleurs très satisfaits de ses explications.

Rédigé en Août 1946


Lyon, décembre 1943

Itier prit la direction de la zone sud deux ou trois semaines plus tôt, peu de temps après le retour de Bar et de Danvers. Il a alors quitté Toulouse, où il était installé à peu près depuis la première arrestation, suivie d'évasion, de Martin. À Toulouse, Itier a préparé la réorganisation du réseau sous la direction de Christ (dont le pseudo est devenu ensuite Carrel) ; il a en outre fait preuve de beaucoup de sang froid dans cette ville assez malsaine pour nous à cette époque (arrestations de Malin et de Martin, et leurs évasions), il a échappé de justesse à la Gestapo juste avant de revenir à Lyon.

En même temps qu'Itier prend la direction de la zone sud, c'est Laporte (Morin et Jacques ? dans mon souvenir) qui devient en titre chef de la région de Lyon. Laporte, dans mon souvenir, était entré dans l'organisation environ deux mois plus tôt, sur la recommandation d'Itier, dont il était un ami intime. Il était très rapidement devenu le collaborateur puis l'adjoint d'Herlin, poste pour lequel il semblait d'ailleurs qualifié.

Lorsqu'Herlin quitte son rôle de premier plan dans le réseau pour se consacrer, avec Bar et Danvers, à la réorganisation de FRANCE AU COMBAT, Laporte est mis par Itier à la direction de la région de Lyon, poste particulièrement exposé, et auquel Herlin avait fait preuve de qualité tout à fait exceptionnelle. Il était difficile de lui trouver un remplaçant de sa classe, et il semblait bien qu'on ne l'eût point trouvé en Laporte.

Au début décembre, le réseau Zone Sud paraît en pleine prospérité :
1/ Lyon n'a subi que des accidents sans suite : arrestation de Lucien en mai, arrestation de l'équipe radio Jeannot – Pasquier - Romer vers octobre, abandon de la boîte aux lettres Malou brûlée (après un temps d'usage record) sans arrestations, arrestation d'un autre radio début septembre (mais avec d'autant moins de suites qu'il venait d'être engagé et ne connaissait rien de l'organisation). Le premier indice désagréable est peut-être l'inquiétude de Decran, dont on abandonne le domicile, après en avoir restreint l'emploi depuis septembre, et chez qui l'on ne devra plus rentrer qu'exceptionnellement et après s'être annoncé de façon convenue. Mais aucun de ces accidents n'avait atteint le PC et n'avait entravé la marche du service.

2/ Marseille marchait de façon normale et toujours en vase clos. L'arrestation de Pépin et Collin (on avait su ce dernier très maltraité) avait eu lieu en dehors de l'activité de la région de Marseille et ne semblait pas devoir entraîner d'autres conséquences que des mesures de sécurité supplémentaires (changement de boîte aux lettres, etc.).

3/ Toulouse, réorganisé par Itier, après l'arrestation de Martin, semblait en excellente voie de résurrection (l'arrestation de Félix Gstalder à Bordeaux n'y avait pas eu dans mon souvenir d'autre conséquence, sinon d'y éliminer les radios catastrophiques de l'équipe Calas - Dupuis ; plus tôt, Bordeaux ayant été décapité et Toulouse atteint en la personne de Martin, (il semblait que le mal y avait été circonscrit et que le réseau Toulouse réorganisé démarrait bien). Effectivement, dans les semaines qui suivirent, Carrel donna l'impression d'être bien à son affaire, tant au point de vue organisation du réseau qu'au point de vue rendement du courrier.

4/ A Bordeaux, la tentative d'implantation depuis la zone sud fait par Félix Gstalder avait catastrophiquement échouée, Itier avait des possibilités et des projets de réinstallation indépendante, qu'il devait confier à un de ses amis et très récent agent du réseau.

5/ Le centre d'expédition du courrier de Blond à Grenoble qui présentait sans doute des avantages théoriques au point de vue sécurité, mais qui se révélait devant les mesures policières croissantes un rouage trop rigide et superflu (il obligeait à transporter plusieurs fois le courrier dans une zone malsaine et à faire de multiples liaisons Lyon-Grenoble à chaque départ de courrier), venait d'être supprimé.

Blond avait accepté de venir s'installer à Lyon, il continuait sensiblement les mêmes fonctions, en partageant théoriquement le pouvoir bicéphale avec Itier. Blond avait établi son centre au local de la Croix Rousse, ancien PC de Herlin. il devait y travailler seul avec sa secrétaire et n'y recevoir la visite de personne..... sauf peut-être l'agent de liaison qui aurait apporté le courrier brut et remporté le courrier digéré.

6/ Enfin, et surtout, il semblait que de belles perspectives s'ouvrent au réseau à la suite du voyage de Bar et de Danvers, qui avait permis de reprendre des contacts plus étroits avec le B.C.R.A., il était également arrivé du matériel radio et un chef radio, à qui revenait la lourde obligation de faire oublier son prédécesseur. On pouvait espérer ainsi avoir les transmissions dignes du réseau, digne surtout du dévouement et du courage de tous les camarades.

Le courrier doit être réuni le dimanche 12 décembre ou le lundi 13 au plus tard. Une grande animation règne toute la semaine à Lyon. Aux Médaillés Militaires cohabitent plus ou moins, en attendant qu'on ait trouvé d'autres locaux, Itier, Laporte, le chef radio, Horace, moi-même, etc. C'est dans ce local qu'a été entreposé le matériel radio qui vient d'arriver, et qui comprend les éléments de sept postes (il y avait aussi une génératrice à main de 4 V... correspondant à la génératrice 110 V qui avait été demandée et c'est du moins ce qu'Horace m'avait dit alors). En plus, un ou deux revolvers.

Le samedi 11 décembre, vers 9 heures 30, j'étais en train de travailler seul dans ce local, quand survient Petit, qui l'avait mis à notre disposition. Il est fort affairé et me montre une lettre anonyme qu'il vient de recevoir, et qui est à peu près conçue comme suit : "un ami vous prévient que votre bureau des Médaillés Militaires est étroitement surveillé par la Gestapo, ainsi que le groupe de résistants qui s'y réunit régulièrement". Il me dit en même temps qu'il a déjà alerté Itier et Laporte. Nous devons les retrouver vers 11 heures, dans un café en face de l'hôtel des Postes. En attendant, nous commençons à prendre quelques précautions : Petit rassemble le matériel intransportable immédiatement dans une sorte de cagibi, et je prends dans ma serviette, outre mes papiers, une liasse de plans et de notes laissées là par Itier, et que je lui rendrai tout à l'heure (ce faisant, j'oublie, après y avoir pourtant songé juste avant, de détruire le carbone avec lequel j'étais en train de taper une feuille chiffrée. Cette faute obligera vers midi l'adjoint d'Itier, moins connu dans la maison, à revenir aux Médaillés pour réparer cet oubli, tandis que je l'attendrai un peu de distance de là).

Je pars seul, sors de la maison sans incident, et me rends au café indiqué, où, peu à peu, les camarades alertés viennent nous rejoindre, d'ailleurs beaucoup trop nombreux. Il y a là Itier, Laporte, Petit, l'adjoint d'Itier, sans doute Richard (Raoul Evrard ? L'agent de liaison d'Itier à Lyon, qui allait régulièrement à des points de rendez-vous fixés, et recevait avec des mots de passe les visiteurs des autres régions qu'il ne mettait pas en contact avec Itier que sur instructions de celui-ci ; cette méthode avait été adoptée pour empêcher que les locaux ne soient dévoilés inutilement, et pour remplacer le système des rendez-vous circulaires d'Herlin, qui avait donné d'excellents résultats, mais qu'il était toujours difficile de tenir régulièrement à jour pour tous les visiteurs possibles). Nous entamons une belote pour scinder le groupe, en attendant je ne sais plus qui, sans doute Itier. C'est là, point particulièrement important, que je fais la connaissance de Cosinus, arrivé le matin même de Paris et que l'on me présente comme un des chefs du réseau en Zone Nord. Cette présence de Cosinus à Lyon, deux jours avant la grande catastrophe, m'a bien souvent laissé rêveur depuis que j'ai su le rôle fameux dudit Cosinus, et surtout depuis que j'ai appris bien après, le 30 juin 1945, d'une façon qui semble vraiment sûre que c'est Cosinus qui avait fourni au réseau de Lyon le radio qu'on avait été amené à soupçonner presque tout de suite, par une lettre d'un autre mouvement, je crois, trouvée après coup dans une boîte et resté indemne à Lyon, à savoir Boyer, l'homme à la mâchoire cassée. On peut encore rapprocher avec une certaine émotion le voyage de Cosinus à Lyon de l'arrestation de Bar, à laquelle il avait participé le 10 décembre, je crois, c'est-à-dire la veille. En dehors de l'incident du carbone oublié, dont j'ai déjà parlé, (je l'avais oublié dans un local où il y avait encore, à peine camouflés des postes de radio et des armes) il fut décidé, je crois, qu'Itier et Laporte s'occuperaient de l'évacuation des armes, des pianos et de l'argent en attendant de nouveaux locaux, j'irai travailler dans le local de Blond à la Croix Rousse (nous quittons Itier extrêmement préoccupé, rue de la république).


C'est ce que je fis l'après-midi même. Blond, bien que troublé dans son isolement et bien que fort excité par l'approche du courrier, ne me fit pas mauvais accueil, et nous fûmes tous les trois (Blond, sa dactylo et moi) la première partie de l'après-midi ensemble. Vers 5 heures, Blond nous quitte, me laissant seul avec la secrétaire, à qui j'achève de dicter quelques propositions de citations. Nous partons l'un et l'autre vers l'heure du déjeuner.

Dimanche 12 décembre. Nous nous retrouvons le matin à la Croix Rousse ; il y a là Blond, sa secrétaire, Itier, Laporte et moi ; tout à coup arrive Ginette, qui débarque de Paris avec des instructions de Bar (si Bar a été arrêté, comme il me semble, le 10, il serait intéressant de vérifier quand elle a quitté Bar et quand elle est arrivée à Lyon, pour voir comment Cosinus avait pu arriver avant elle). Puis arrive Danvers, lui aussi de voyage. Parmi les instructions de Bar, il y en avait une me concernant : n'envoyer aucune citation avant qu'il ne les ait personnellement visées. Blond redéfait donc les paquets du courrier qui était déjà fermés, et nous en extrayons les citations. Je me rappelle que le courrier était cette fois-là particulièrement abondant, et fort bien présenté. Enfin, vers midi, c'est Laporte, je crois, qui emporte le courrier chez le transporteur.

Avant de nous séparer, je demande à Blond de me confier la clé pour pouvoir venir travailler dans l'après-midi. Je comptais en effet partir quelques jours chez moi le lendemain, je n'avais rien de particulier à faire le dimanche après-midi. Blond me confie sa clé, et il est entendu que je la remettrai le soir, vers 20 heures, à sa secrétaire avec qui je prends rendez-vous dans ce but au pied de la "ficelle" de la Croix Rousse. Je m'en vais, sans attendre les autres. Vers 14 heures, je remonte au local, mais je n'arrive pas à y pénétrer pour la raison suivante : outre la porte du local, il fallait franchir la porte de la cour, située au bas du petit escalier extérieur qui desservait notre bureau et le petit logement voisin, occupé par une famille modeste, que l'on m'avait dit sympathisante. Cette porte de la cour sur la rue était ouverte tant qu'il avait quelqu'un chez les voisins, et il y avait toujours quelqu'un ... sauf le dimanche après-midi, où il arrivait que toute la famille s'en allât. C'est à quoi n'avaient pas pensé les camarades qui connaissaient le local mieux que moi.... Je fis encore un tour dans le quartier, et revins par acquit de conscience un peu plus tard voir si, par hasard, les voisins étaient rentrés. Ils ne l'étaient pas, et je me résolus à redescendre en ville. Le soir, à 8 heures, je retrouve à l'endroit convenu la secrétaire, à qui je rendis la clé, et à qui je racontai ma mésaventure.

Le matin, avant de nous séparer, il avait été convenu avec Blond et ladite secrétaire que je reviendrai le jeudi matin au bureau.


Je rentre à Lyon le mercredi 15 par le train du soir qui arrivait vers 22 heures. Le lendemain matin, comme convenu, je me rends au local. Premier indice : lorsque j'arrive en haut du petit escalier, je ne vois pas derrière le store la lumière qui y indiquait une présence. Tout paraît en ordre cependant, et j'ai, comme d'habitude, pris la précaution, avant d'entrer de regarder partout autour de moi, et je n'ai rien vu d'anormal (je rappelle qu'il aurait été très difficile à la Gestapo d'effectuer une surveillance "discrète" sur ce local - et qu'elle n'aurait guère pu le faire que de la fenêtre d'une maison d'en face, qui d'ailleurs n'aurait pas eu une vue directe sur le bureau, je crois me rappeler qu'il n'y avait pas de rideaux, si bien qu'on voyait également de l'extérieur ce qui se passait dedans). Pensant être le premier, je m'écarte un certain temps, et reviens plus tard pour trouver les lieux dans le même état. Dès lors inquiet, je décide d'aller avec prudence dans les autres rendez-vous que je connaissais. Vers 11 heures, je vais à l'ancien rendez-vous de Richard (ancien, car il devait être remplacé quelques jours plus tard par un rendez-vous au bout du cours Vuiton, fourni par Petit, qui pouvait avoir été adopté plus tôt s'il y avait eu une raison urgente d'abandonner le premier), dans un bureau de tabac du quai Saint-Jean (?) ou, du moins, je passe devant de manière à voir si Richard, toujours exact, s'y trouve. Je ne l'y vois pas, et saute dans un tram pour aller au café du cours Vuiton.

Je m'y installe, seul dans la salle, et pose à la serveuse la question convenue. Elle n'a pas l'air au courant. Je reste un certain temps, et ne voyant pas venir Richard, finis par m'en aller.

Ce jour-là, je fais encore diverses tentatives : j'essaie de retrouver Blond dans les restaurants où il avait l'habitude de manger, et l'y manque sans doute de peu. Car je tenais, moi aussi, à aller dans un ou deux restaurants qu'il m'arrivait assez souvent de fréquenter, car Blond pouvait me trouver dans l'un d'eux et je m'étais aperçu par hasard que Richard allait régulièrement dans un autre. Rien. Je repasse avec précaution au local dans l'après-midi, sans plus de succès. Je commence à penser à une grosse catastrophe...

Vendredi 17 décembre. Je recommence le circuit. Même résultat. Je ne réussis à obtenir que deux éléments nouveaux. Tout d'abord, j'interroge plus longuement la serveuse du cours Vuiton, qui finit par rappeler de quoi il s'agit, mais me dit aussitôt n'avoir jamais vu le jeune homme (Richard) qu'on lui avait annoncé. Ensuite, vers 2 heures, de l'intérieur d'un café, j'aperçois Blond en train de monter dans un tram. Je me précipite, mais trop tard, et quand j'arrive, le tram est déjà parti, il ne saurait être question dans ces circonstances de courir après un tram en hurlant, mais je sais Blond en liberté, et m'attache dès lors à le retrouver. Aucun autre résultat le vendredi.

Samedi 18 décembre. Je repasse à la Croix Rousse. J'aborde avec précaution l'escalier, et m'aperçois en sonnant que tout à l'air normal... Sauf que le store se balance doucement à la fenêtre, je le soulève pas un coin, et ai l'impression que le local a été vidé. A ce moment, j'entends des pas s'approcher de la porte des voisins. Je me rapproche de l'escalier, prêt à tenter la fuite par là.... effectivement la porte des voisins s'ouvre, mais c'est seulement la voisine (que j'avais déjà aperçue en venant travailler) qui apparaît. Elle me dit à peu près ceci : "inutile d'insister, deux Messieurs sont venus tout à l'heure, ont emporté tout ce qu'il y avait, et on dit qu'on ne reviendrait plus travailler là". J'essaie d'obtenir quelques précisions, mais elle peut simplement me dire que deux "messieurs" sont partis environ 1/4 d'heure plus tôt. De plus, elle ne connaissait sans doute pas tous les visages de notre équipe et n'aurait pu me dire avec certitude s'il s'agissait d'amis. En attendant, je m'imagine que c'est Blond qui a fait déménager le local. Étant venu moi-même sans encombre jusque-là le jeudi et le vendredi, je ne compris pas tout de suite que lui, qui était, je le savais maintenant, en liberté, pouvait avoir des raisons inconnues de moi de venir là. Ces raisons, on les verra plus loin. En tout cas, autant que je me rappelle, les "messieurs" avaient dû quitter le local vers 10h30.

Midi. Je n'ai toujours pas trouvé Blond dans ses restaurants, et je vais déjeuner au mien. Bien m'en prend. C'est tout d'abord la sœur de Ginette, un de ses camarades, et la mère de Ginette que j'aperçois à une table voisine. Elles ont l'air préoccupées, et me font signe de ne pas venir les voir pour l'instant. Puis, c'est une de mes amies, extérieure au réseau, mais que Blond connaît, qui arrive. Elle me dit qu'elle est envoyée par Blond, qu'elle pensait bien me trouver là, qu'il y a eu des catastrophes (sans précisions), et que Blond me donne rendez-vous à 2 heures un peu plus loin. En sortant du restaurant, je pars avec la sœur de Ginette, qui me donne les premières précisions, et me présente au camarade qui l'accompagne, Jean-François, un ami de Ginette, qui descendait, je crois, des maquis de Savoie, et qui se met à la disposition de Blond dans ces moments désagréables.
14 heures. Je retrouve Blond et Jean-François. J'apprends les arrestations de Itier, Laporte, Ginette, Petit, Richard, je ne me rappelle plus le nombre exact de celles connues à ce moment-là, mais on sentait déjà qu'il s'agissait d'un coup de filet général. Ce qui augmente terriblement notre inquiétude, c'est que Blond a appris (je ne sais plus comment) l'arrestation de Bar...

Cela, alors, c'est la grande catastrophe : il y a encore Danvers. Mais Danvers est à Paris. Il ignore encore la catastrophe de Lyon et il doit y revenir lundi ou mardi. S'il vient jusqu'ici, connu comme il l'est, il se fera prendre aussi.

C'est ce qu'il faut éviter à tout prix. Grâce au ciel, la sœur de Ginette a peut-être un moyen de retrouver Danvers à Paris, d'autre part il faut à tout prix alerter les autres régions d'urgence de la disparition du PC central et de la région de Lyon. Il n'y a sans doute pas eu pour l'instant de contrecoup ailleurs, il faut éviter qu'il s'en produise.

A ce moment-là, je savais par Blond à peu près ceci : que Richard avait dû être arrêté le premier, à la boîte aux lettres du quai Saint-Jean, ceci le lundi ou le mardi. Que Laporte avait dû être arrêté l'après-midi du même jour dans la rue, il avait quitté Itier pour faire une course d'une heure environ, et l'on ne l'avait pas revu.

Que Itier avait donc su l'arrestation de Laporte, et avait tout de suite décidé d'évacuer le matériel (surtout armes et argent), qu'ils avaient pu tout deux mettre à l'abri (je crois chez des amis d'Itier, extérieur à l'organisation, et qu'il voulait éviter de mêler à tout cela) pour cela, Itier aurait décidé de faire le déménagement le soir même, avec Ginette, pensant qu'il ne risquait rien avant le lendemain, et que c'est en faisant cela avec Ginette qu'ils avaient été arrêtés vers 23 heures, il est possible toutefois que certaines de ces précisions ne m'aient été données que plus tard.

Nous nous fiant plus à aucun local, même public, nous discutons de tout cela avec Blond et Jean-François dans la rue en nous promenant.

Dans l'atmosphère qui régnait alors, nous avions l'impression de voir partout des mouchards, et nous étions au plus haut point sur nos gardes. Tout à coup, alors que nous parcourrions l'esplanade devant la gare de Perrache, je suis abordé par une femme jeune élégante que je ne reconnais pas, et qui se précipite sur moi, l'air affolé en me demandant si je ne la reconnais pas. Je nie, elle insiste. Et c'est seulement lorsqu'elle se nomme, et lorsqu'elle me donne les détails d'un voyage de Lyon à Grenoble que nous avions fait ensemble peu de temps auparavant que je reconnais la femme de Jean-Michel (actuellement Ruby). Elle m'explique alors que la Gestapo et venu le jour même (samedi) à l'heure du déjeuner chez Decran, l'a arrêté, et a aussitôt demandé où était Jean-Michel. Decran n'a pu nier ses liens d'amItié avec celui-ci. Mais madame Decran a été laissée en liberté, et, sitôt la Gestapo partie, s'est précipitée pour prévenir Madame Jean-Michel, qu'elle a trouvée. Ce faisant elle n'a heureusement pas été suivie. Or Jean-Michel est en tournée, et il doit rentrer par un train qui arrive à quatorze heures. Sa femme s'est donc changée rapidement, en se transformant le plus possible (ce qui explique que j'ai eu du mal à la reconnaître), et s'est précipitée à la gare, pour rattraper son mari au vol, et le remettre à n'importe quel autre train. Elle demande que l'un de nous l'accompagne pour expliquer la situation à son mari, et c'est Blond qui, ayant pris la direction (ce qui était tout à fait normal), s'offre à le faire. Mais Madame Jean-Michel nous a fait part en même temps de faits troublants :

1/ La Gestapo, en arrivant chez Decran, avait frappé à la porte de la manière qui avait été convenue fort peu de temps auparavant, et qui était connue de peu de camarades. Madame Decran avait alors demandé à travers la porte qui était là, et on avait répondu : "c'est M. Itier". Elle avait alors ouvert, et plusieurs individus, dont un Français, plus odieux que ses collègues, s'étaient précipités dans la pièce.

2/ Au cours de la visite chez Decran, l'un des individus avait exhibé un papier sur lequel il y avait une liste d'une vingtaine de noms, des pseudos, semblait-il, et avait déclaré à peu près ceci : "nous avons toute la bande, nous en tenons déjà 12, il ne nous en manque plus que 6" (je ne garantis plus les chiffres). Ils semblaient en tout cas remarquablement renseignés, et Madame Jean-Michel nous incitait très vivement à disparaître au plus tôt, la Gestapo avait donné à Madame Decran l'impression d'être sûre de son affaire. Il est d'ailleurs inconcevable dans ces conditions qu'elle ait laissé Madame Decran sans surveillance.

Nous nous retrouvons en fin d'après-midi, Blond, Jean-François, et moi. Entre-temps, j'avais appris que ce n'était pas du tout Blond qui avait procédé au déménagement de la Croix Rousse. Voici, en effet, ce qu'il m'apprit : après la première série d'arrestations, son premier soin avait été de sauver ce qui pouvait l'être, c'est-à-dire moi.
Mais sa mémoire et celle de la dactylo l'avaient trompé, et il était persuadé que je devais revenir travailler le mercredi matin.

Il s'était donc embusqué avec la dactylo, chacun à proximité du local à un bout différent de la rue, pour m'attraper au vol. Et ce en vain (puisque je ne devais arriver que le lendemain). Ils avaient monté la garde toute la journée, y avaient évidemment renoncé le lendemain quand j'arrivai. Mais, au cours de la matinée, ils avaient vu une patrouille de la Feld-Gendarmerie venir dans les parages et rester longuement devant le local. Ce qui n'avait pas empêché plus tard la secrétaire de pénétrer dans le local, je ne sais plus dans quel but. C'est à la suite de cela, et persuadé que le bureau était étroitement surveillé, qu'ils avaient renoncé à s'en approcher, étant donné la nécessité qu'il y eût au moins un rescapé pour donner l'alerte, et pour empêcher les camarades de province, et notamment Danvers de venir dans des endroits brûlés. J'appris aussi, par Blond, que le courrier remis le dimanche matin n'avait pas été pris, et devait donc avoir été acheminé.

Nous prenons alors des décisions. Je suis le seul à connaître les boîtes aux lettres actuellement en service à Marseille et Toulouse. C'est donc moi qui ferai le circuit de Zone Sud. Blond et Jean-François, en accord avec la sœur de Ginette, s'occuperont d'essayer d'arrêter Danvers avant qu'il ne quitte Paris. Car, après l'arrestation de Bar, Danvers représente pour le réseau la seule possibilité de reprendre contact quelconque avec l'extérieur. Nous nous contenterons de laisser entendre comme évidente la réorganisation du réseau sous l'égide de Danvers. En fait, cette précaution morale fut inutile, car l'une des deux régions survivantes savait déjà directement de Paris la prise de Bar.

Enfin rendez-vous est pris entre nous trois pour le mercredi 22 à Paris.
Je pars pour Toulouse le soir même, et ne commence à être soulagé que lorsque le train a quitté Lyon.
Mon circuit réalisé sans incident, je retrouve à la date convenue Blond à Paris. Il a réussi à rattraper Danvers dans le train qui devait l'amener à Lyon. Danvers reprend le commandement immédiatement. Et sa première mesure fut de mettre le réseau au ralenti jusqu'au début janvier, pour faire croire à une désorganisation totale du réseau.

J'ajoute que Toulouse avait déjà été partiellement au courant de la catastrophe de Lyon par Marcel, de l'équipe radio de Toulouse, qui était venu chercher un quartz, je crois à Lyon, et que j'avais rencontré par hasard le jeudi ou le vendredi. Enfin il y avait un autre rescapé de Lyon : Horace, le chef radio devait être absent à ce moment. Je crois me rappeler que c'est lui qui trouve dans une boîte aux lettres qu'il connaissait, et qui ne fut pas prise, une lettre d'une autre organisation (sans doute Ajax) nous avisant que l'équipe de Lyon avait été donnée par leur radio Boyer, l'homme à la gueule cassée, au bec de lièvre, et à la canne. Horace se souvenait d'ailleurs que ledit Boyer voulait toujours profiter d'une promenade pour photographier ses camarades...

Il serait intéressant au surplus de savoir si Boyer avait vraiment été fourni à Lyon par Cosinus.

"Je n'ai pas besoin de dire que mes souvenirs peuvent me tromper sur des points particuliers. Mais ceux qui sont postérieurs à la catastrophe ont évidemment plus de chance d'être exacts, du fait que nous avions, hélas, à ce moment-là l'attention en éveil".

Paris, le 2 juillet 1945

Raymond P. Moch
16, route de Louveciennes
78380 Bougival
01 39 69 48 73