Témoignage de Guy Herpin du 31 Mai 1946

C'est un homme d'une cinquantaine d'années qui nous reçoit, "bonjour mon cher camarade" Nous avions déjà pris contact, nous avions dit c'était JULITTE qui nous envoyait, que nous même avions quelques attaches résistantes, et cela avait crée un climat de confiance.
La première fois que nous nous étions rencontrés, il était pressé, bousculé par des rendez vous, il s'excusait, parlait un peu au hasard sautant d'un sujet à l'autre.

Aujourd'hui, nous trouvons un homme calme concentré qui pèse ses mots, qui les pèse trop à notre gré parfois, car il ne veut pas dire certaines choses qu'il sait, mais qu'il juge encore trop fraîches pour être révélées.

Assez petit, mais trapu et fort, tout roux de poil et de visage, les cheveux en brosse et bien dru encore les sourcils denses et hérissés, il donne l'impression d'un homme qui connaît difficilement les nuances et pourtant, lorsqu'il parle des ses expériences de résistant, il mesure chaque mot, fait le silence sur pas mal de choses, c'est un homme qui a fait du S.R. bien avant la guerre déjà, et qui a ses habitudes !…
Vieux journaliste, il était attaché depuis 1929 au "Journal des Débats" lorsqu'en 1939, peu de temps avant la déclaration de guerre il est appelé au Ministère de la guerre comme attaché au contrôle des quotidiens. Il est mobilisé sur place et reste à Paris jusqu'au mois de Juin 1940. Il suit alors le Ministère de l'Information en zone Sud et arrive bientôt à Clermont-Ferrand. Mais il ne désire pas rester à ce Ministère à partir du moment où Vichy en prend la direction; le 13 Juillet 1940 il se fait démobiliser et quitte Clermont-Ferrand le 14 Juillet. Il décide d'autre part de ne point rentrer à Paris et va rejoindre sa femme qui est chez ses parents dans une petite ville des Basses-Pyrénées. Il s'installe à son tour et "réfléchit". Il envisage tout d'abord un départ pour l'Angleterre. Il est très vite choqué par l'attitude anti-républicaine des gens de Vichy. Cependant il n'est pas encore totalement opposé au régime, car il a l'impression que certaines choses ne sont pas si mauvaises … Il pense en particulier que la création de la Légion des Combattants est bonne en soi, c'est pour lui un mouvement qui doit prendre une forme nationale et anti-allemande.

Au mois d'Octobre 1940, il sort de sa retraite et part pour Vichy pour y voir ce qui s'y passe. Il revoit d'anciens amis, prend des renseignements, reste quelque temps en "observateur" sans jamais reprendre la moindre activité officielle. Très vite ayant connaissance des choses et des hommes qu'il rencontre au pouvoir, il réalise qu'aucune confiance ne peut être accordée au régime qui s'instaure, qu'aucune collaboration ne peut le lier à ces gens, il a la conviction qu'ils ne résisteront pas à l'Allemand, et que pour lui "le coup, avec eux, est injouable".

Contacts avec les milieux résistants.

En même temps que H. se fait une opinion sur l'état d'esprit du Vichy officiel, il prend contact avec des camarades de l'Ambassade des Etats-Unis, avec des embryons de groupes militaires qui pensent à résister, il touche des fractions de bureaux de renseignements qui tentent de se regrouper, il fait connaissance de certains membres de la Légion des Combattants, considérés comme "avancés" parce qu'ils songent déjà à faire un noyau anti-allemand ou à rejoindre l'Afrique du Nord. H. cite alors Loustaneau-Lacau. Nous essayons de lui faire préciser ce qu'il sait sur son activité, sur son entourage de cette époque, mais H. ne veut rien dire ; tout cela est trop frais, déclare t'il, mais Loustaneau avait des attaches certaines avec la Cagoule, en particulier avec une "cagoule militaire" nous déclare t'il, mais celle ci n'aurait rien à voir, d'après lui avec le C.S.A.R.

H. semble savoir pas mal de choses sur l'affaire Pétain – Laval du 13 Décembre 1940, mais à ce sujet il ne veut rien dire non plus.
A cette époque il y avait, déclare t'il, beaucoup de remous à Vichy et beaucoup d'agitation. La situation n'était pas claire du tout.

Contact avec FOURCAUD : organisation d'un premier réseau.
C'est en Décembre que H. fait connaissance du Capitaine Fourcaud récemment arrivé de Londres où il est connu sous le nom de Commandant LUCAS. Il a pour mission de prendre contact avec les milieux militaires nettement anti-allemands et, en quelque sorte, les milieux "pré-résistants" de Vichy.

H. donne tout de suite à FOURCAUD sa totale adhésion et lui demande s'il lui sera possible de rejoindre Londres dans le plus bref délai. H. ayant de vielles relations dans le milieu militaire des Services Spéciaux, sert aussitôt de liaison à FOURCAUD.

Pendant quelque temps, il fait, avec quelques militaires qui désirent eux aussi, rejoindre l'Angleterre, des tentatives d'évasion par la frontière espagnole et sur les terrains d'aviation improvisés dans la région de Toulouse. Mais aucune de ces tentatives ne réussit. FOURCAUD organise petit à petit le Réseau LUCAS, qui a pour mission essentielle de faire du S.R. et de monter une ligne de départ par l'Espagne.
Le renseignement se fait grâce à plusieurs groupes de gens, la plupart déjà spécialistes du S.R. et qui fournissent à FOURCAUD les renseignements désirés. Une autre mission du réseau est le regroupement d'officiers et de sous-officiers qui devront servir, le moment venu, ce Cadres, pour une action résistante. Le passage de la frontière espagnole a été confié à H. Le réseau ne s'occupe que de militaires qui désirent rejoindre les F.F.L. Il organise son P.C. à Pau et se sert de la propriété de ses beaux-parents, situé à proximité de la frontière pyrénéenne pour organiser les passages. Sa ligne d'évasion fonctionne jusqu'au mois d'Août 1941, époque à laquelle il est arrêté. Entre temps il avait signé son engagement aux F.F.L. au mois de Mars 1941, sa femme signa le sien peu de temps après.
Le même jour que lui, le 24 Août, est arrêté le capitaine FOURCAUD.

H. est arrêté essentiellement pour son trafic à la frontière espagnole, les autorités françaises ayant eu connaissance qu'il favorisait les évasions.

Il est aussitôt transféré à la prison militaire de Clermont-Ferrand. Il subit des interrogatoires durs pendant quatre jours, est démoralisé un moment, tente de se suicider en se tranchant la gorge. Mais il se remet et fait la connaissance dans la prison de quelques officiers internés pour gaullisme, il retrouve 2 ou 3 agents du S.R. qu'il avait connu antérieurement, et quelques communistes qui sont d'après H. arrêtés "davantage parce que communistes que comme résistants". H? devait passer devant un tribunal spécial, mais un non lieu intervient bientôt, le Ministère de la guerre se dessaisit des dossiers, mais il n'est pas pour cela relâché, car c'est alors le Ministère de l'Intérieur de PUCHEU qui se saisit de l'affaire, et il est envoyé avec un mandat d'internement administratif à, pour y rejoindre les "marches noirs" et les souteneurs du camp. L'atmosphère est évidemment fort désagréable. Mais H. est libéré le 15 Février 1942, et placé en résidence surveillée dans les Basses Pyrénées. Au cours de son voyage de retour dans département, on le dépose 24 heures à Vichy, et on lui fait alors des propositions aussi alléchantes que possible afin de l'entraîner dans les eaux vichyssoises. Il a la possibilité de prendre la situation de bon choix. On lui propose en particulier, la direction régionale des affaires anti-maçoniques ou anti-juives.

FOURCAUD, qui avait déclaré au cours de l'instruction, être officier de l'état-Major du Général de Gaulle n'avait pas été laissé à Fort Barraux. Il avait été repris par la Sûreté, et après qu'on lui eut fait des propositions plus mirifiques qu'à H., fut écroué dans la plus sordide prison de province avec des détenus de droit commun.

Lassé de sa prison, FOURCAUD a cependant réussi à se faire hospitaliser à l'hôpital de Clermont-Ferrand. Le 15 Février1942, il réussit à le joindre pendant une heure environ, et prend ses ordres. Ceux-ci sont de préparer dès que possible l'évasion de FOURCAUD et de se terrer le plus discrètement possible dans les Basses Pyrénées, afin de ne plus attirer l'attention des pouvoirs publics. H. est prié d'attendre d'autres ordres qui doivent venir et qui arrivent effectivement, deux mois et demi plus tard par l'intermédiaire du Lieutenant Jean BOUCHEZ, jeune camarade de H. qu'il dépeint comme un garçon d'une exceptionnelle valeur, et d'un grand courage, peu de temps après sa mission auprès de H. il fut emprisonné à Paris, torturé, fusillé (décoré à titre posthume de l'ordre de la Libération).

L'ordre qu'il transmettait à H. était de s'approcher de Vichy aussitôt que possible sous un prétexte journalistique, et de s'installer dans cette ville, au mieux. H; reprend donc contact avec son ancien, directeur, le Comte Etienne de NALECHE, membre de l'Institut, directeur du "Journal des Débats", président du Syndicat de la Presse. Les premiers contacts sont assez délicats, mais petit à petit il réussit à gagner à nouveau sa confiance, et est convoqué par lui à Clermont-Ferrand pour reprendre sa place au Journal en qualité de secrétaire général du "Journal des Débats". H. prévient la police qu'il va quitter les Basses-Pyrénées. Celle-ci d'ailleurs contrôlait d'une façon assez élastique ses allées et venues hors du département. Il part pour Clermont-Ferrand, mais il est à peine arrivé, et a tout juste le temps de prendre contact avec un agent de liaison qu'il est aussitôt arrêté de nouveau et ramené "manu militari" à Pau. C'est un commissaire divisionnaire et un inspecteur de service qui l'accompagnent pour son voyage de retour.

Quelques-unes de ses visites à Vichy, avaient en effet été remarquées par des petits "amis" du Ministère de l'Intérieur qui, jugeant sa façon d'agir inadmissible, confirment la décision de "résidence forcée dans le département des Basses-Pyrénées". Il écrit au Ministère pour protester, celui-ci confirme une fois encore la décision. Il prend alors le parti d'écrire une longue lettre à LAVAL, et il déclare, entre autre choses : "Si je suis coupable, qu'on m'arrête, sinon qu'on me laisse gagner ma vie normalement". Après intervention du Président du Syndicat de la Presse auprès du Cabinet de Laval, H. dut prendre connaissance par voie judiciaire de l'arrêté par lequel HERPIN Guy, Louis, Auguste, journaliste professionnel était autorisé à vivre bourgeoisement et travailler de son métier dans l'arrondissement de Clermont-Ferrand accompagné d'un commissaire Divisionnaire de son domicile à Pau, jusqu'à la porte du "Journal des Débats" à Clermont-Ferrand. Cet arrêté lui fut notifié à la fin du mois de Juin 1942.

H. ne devait sortir sous une escorte semblable que beaucoup plus tard, conduit cette fois par les représentants de la Gestapo, dans l'après-midi du Mercredi 1er Mars 1944.

Reprise d'activité.
Sitôt arrivé à Clermont-Ferrand H. prépare l'évasion de FOURCAUD, tout est mis au point, et quelques semaines plus tard FOURCAUD réussit une "magnifique évasion". H. nous en fait d'ailleurs le récit. C'est de l'hôpital où il s'est fait mettre en traitement que FOURCAUD réussit à fuir. Il s'évade vers 23h un avion anglais passe en rase-mottes sur Clermont-Ferrand, et simule un atterrissage dans la région. A deux heures du matin une émission spéciale de la B.B.C. permet au Capitaine FOURCAUD de parler. Au cours d'un bref message, il s'excuse auprès des autorités de Vichy de s'être évadé, déclare être heureux d'avoir réussit, et espère faire mieux encore la prochaine fois. Le lendemain c'est la consternation générale dans les milieux policiers de la ville. En réalité pendant qu'un pseudo Capitaine FOURCAUD parle à la radio britannique, le vrai dort comme un loir à proximité de la prison militaire, et il quitte trois jours plus tard Clermont-Ferrand, en toute tranquillité puisque tout le monde le croit déjà à Londres. Il emprunte pour quitter la ville une bicyclette qu'H. met à sa disposition après l'avoir camouflée à toutes fins utiles dans la propre "Hispano" du Président du Syndicat de la Presse qui est elle même logée dans un garage prêté par Pierre LAVAL.

FOURCAUD gagnera ensuite l'Espagne, Gibraltar et l'Angleterre à bord d'un sous-marin.
H. attend alors d'un moment à l'autre son arrestation. A sa grande stupeur rien ne se produit. Il demande à nouveau à rejoindre Londres. Mais les services intéressés concluent que s'il n'a pas été arrêté c'est là un bon signe et qu'en conséquence, il doit rester en place. Il fait préciser cette décision contraire à ses goûts, la jugeant dangereuse. Londres maintient son point de vue, et il s'avère par la suite que la façon de voir de Londres était juste, car H. ne fut pas inquiété.

Organisation du réseau FROMENT.
Après le départ du Capitaine FOURCAUD, c'est le frère de celui-ci, Maurice FOURCAUD (alias FROMENT) qui prend la direction de l'affaire. (Après le départ de FROMENT en Angleterre, le réseau passa sous le Commandement d'André BOYER, alias BRUTUS, d'où le nom de réseau BUTUS, BOYER qui avait été contacté au printemps de l'année 1941 dans la région de Marseille, devait mourir tragiquement le 5 Avril 1945, lors d'un bombardement américain de NORDHAUSEN).
H. a la responsabilité du réseau FROMENT pour tout le centre de la France. Ce réseau se spécialise alors dans deux sortes de renseignements :

- Ceux d'ordre militaire, sur les troupes d'occupation, leurs effectifs, etc…. sur l'Etat Major de Royat, sur la base aérienne d'Aulnat, sur les ateliers de chargement et de la poudrerie de Gravanches.
- Ceux de nature politique, dont H. se charge tout particulièrement. En sa qualité de journaliste H. est parvenu a prendre une liaison bi-hebdomadaire avec Vichy, spécialement les jours de conseil des Ministres. Il a ses entrées dans le Ministère, à la Présidence du Conseil, et obtient aussi toutes les informations qu'il est chargé de transmettre aussitôt au "Journal des Débats". Or lorsque le système de liaison du réseau fonctionnait bien, il pouvait rendre compte de sa mission faite à Vichy, à Londres, avant d'en aviser son directeur de journal. Si celui-ci n'avait pas le temps de le recevoir avant le dîner, il aurait pu apprendre par la B.B.C. ce que son envoyé spécial personnel était chargé de lui apprendre quelque temps après.

Les émissions par postes clandestins étaient faites soit à Vichy, soit à Riom, et la liaison fut en général parfaitement assurée. Mais hélas l'affaire marchait trop bien., il fallait que cela cesse. Et cela cessa le 1er Mars 1944 lors de l'arrestation de H.
Une centrale de Lyon avait été prise, des secrétaires toutes jeunes avaient été contraintes de parler sous les tortures. Sans dire le nom de H., elles donnèrent des renseignements assez précis pour que la Gestapo puisse l'identifier. Il fut arrêté à Clermont-Ferrand et transféré à Montluc près de Lyon.

Interrogatoires.
H. nous déclare qu'il fut maltraité, brutalisé, on voulait lui arracher à tout prix l'adresse d'un certain HUYSMANS que la Gestapo recherchait depuis longtemps. Or HUYSMANS était un des pseudo de HERPIN. Celui-ci tient à nous relater la scène et le dialogue échangé à la prison de Montluc avec l'Oberstamfürer FRICHT. Celui ci voulait savoir de façon précise qui était HUYSMANS; au bout d'un certain temps il prit H. par la douceur et lui donna sa parole d'officier qu'il serait libéré s'il lui disait qui était HUYSMANS et où il habitait. H. sait qu'il n'a aucune chance s de s'en sortir en raison des charges retenues contre lui, et des preuves que possèdent les gens de la Gestapo. Il met FRICHT au défi de tenir sa parole. Celui ci entre dans une colère folle, il craint un moment d'être tué sur place tellement il paraît furieux; et lorsqu'un peu calmé H. lui déclare "Je suis HUYSMANS, et j'estime que ce que j'ai fait est conforme à ma dignité de patriote français". FRICHT devient très pale, tend la main à H. qui la refuse et le fait reconduire dans sa cellule.

Depuis cette date, sans bénéficier d'un régime de faveur, il fut cependant interdit aux sous-officiers de la Gestapo de lui mettre les menottes et lorsqu'il avaient à le conduire quelque part, il s'y rendait les mains libres, ayant de chaque coté de lui un homme revolver au poing.
Il ne fut enchaîné à nouveau avec son camarade de cellule le Capitaine FORTIER qui pour quitter Montluc à destination de Compiègne et Buchenwald.

H. ne veut pas donner plus de précision sur son activité professionnelle et celle du Réseau. Il est allé 2 ou 3 reprises à Londres passer 48 heures, mais ne veut pas parler de ces missions. Il fut de par ses fonctions souvent en contact avec LAVAL et DARNAND, et déclare t'il en "plein bain vichyssois pendant 18 mois". De ce fait sa plus grande crainte a été pendant toute cette période de se faire descendre par quelques collègues de la résistance.