Discours du Bâtonnier Bontoux, prononcé le 27 octobre 1945

J'aurais voulu vous entretenir plus longuement d'André Boyer mais je ne trouverai jamais les mots qui conviendraient pour rendre la séduisante personnalité de cet admirable et magnifique confrère. Vous l'avez tous connu ; vous l'avez toits aimé, car c'était tout un de le connaître et de l'aimer. C'était un beau garçon, doux et grave, au regard franc, limpide et lumineux, image d'une conscience tranquille et délicate. Son allure et sa physionomie inspiraient la sympathie et la fixaient sans retour. Intelligent, instruit, affable, prudent et réfléchi, intrépide et généreux, sévère pour lui et pour les autres indulgent, droit, loyal, désintéressé et dévoué, if possédait toutes les qualités du cœur et de l'esprit et les qualités morales dans le degré le plus éminent. Sur cette tunique sans couture, il n'y avait pas nue tâche. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher de dissimuler, par excès de modestie, sous un masque d'indifférence et de placidité, que perçaient aisément les observateurs avertis, les dons incomparables dont, avec une telle profusion, l'avait paré la Providence, Perte que droit, loyal, dévoué et désintéressé, le Barreau l'avait attiré, dès l'abord. Où trouver d'ailleurs plus de justice, plus de loyauté, plus de désintéressement et plus dg dévouement ? Il y eût fait une brillante carrière, car il plaidait avec une élégante simplicité, et il un sens très aigu des affaires. Mais, depuis les jours de la défaite et de l'invasion, ses préoccupations le portaient ailleurs, plus loin et plus haut. Son ambition était autre chose que la défense d'intérêts particuliers. Il s'était voué à la cause de la France, voué tout entier, sans restriction et sans réserve. Il n'avait plus qu'un but, qu'une pensée, qu'une passion, la Résistance ! Et dans un homme de sa culture et de soir rang, cette passion est vraiment très belle. Ici je m'arrête. Ma voix ne suffit plus, je laisse la parole au décret qui lui confère la Croix de la Légion d'honneur. je ne commente pas ; je lis : "Boyer André, Jacques, Gaspard, lieutenant-colonel de la Direction Générale des Etudes et Recherches : ardent patriote est une des plus belles figures de la Résistance, Engagé aux F.F.L. dans la réseau Lucas, en janvier 1941, a fait preuve de ses remarquables qualités de soldat et d'apôtre. Son chef arrêté, concourt au développement du réseau et donne une forte impulsion aux groupes d'action Veny. Nommé chef du réseau Brutus, le 15 février 1943, accomplit deux missions en Angleterre. Entraîne par son exemple un nombre de patriotes de plus en plus grand. Arrêté le 8 décembre 1943, il fait preuve du plus magnifique esprit d'abnégation pour assurer la continuation de l'œuvre à laquelle il a tant contribué. Sa foi intacte, il poursuit la résistance en prison, puis en déportation, faisant l'admiration de ses camarades, et organise un groupe de résistance. Arrêté au camp et jeté en prison, en cellule, pour être jugé, n'hésite pas à s'évader au cours d'un bombardement aérien, en avril 1945. Est tué après avoir franchi les murs de sa prison.

Simultanément avec la Légion d'honneur, André Boyer recevait la Croix de guerre et la Croix de la Libération. Longtemps nous avions cru qu'il reviendrait, tant était aveugle notre affection et notre espoir tenace. Nous avions espéré contre toute espérance ; mais, les sombres pressentiments qui depuis bien des mois agitaient notre cœur n'étaient que trop fondés. André Boyer était bien mort, loin des siens, loin de sa femme, loin de ses jeunes enfants, à la veille même de les venir embrasser. La cause de la France avait triomphé ; il n'en voyait pas le triomphe. Il lui avait sacrifié cependant son repos, sa famille et sa vie. Son idéal et sa passion étaient satisfaits. C'était le plus bel héritage qu'il pût laisser et son ombre planera sans cesse sur le foyer désert.

Il était votre ami, Monsieur le Ministre, et je n'ai pas oublié votre étroite et féconde intimité…."

Discours de Gaston Defferre lors de l'hommage rendu aux avocats du barreau de Marseille mort pour la France :

"André Boyer avait un caractère tout différent, je l'ai connu en 1931 quand je suis arrivé à Marseille. C'était mon meilleur ami. J'avais pour lui une folle amitié, un attachement si profond qu'il m'est presque impossible de parler de lui.

C'était, sous un calme apparent, sous une réserve qui tenait a son éducation, un caractère résolu, parfois même passionné.

Mais il ne se passionnait que pour les grandes causes.

Pendant huit ans, de 1931 à 19 39, nous l'avons tous connu comme un ami et un confrère délicieux. Plein de tact, d'une politesse, d'une délicatesse de sentiments qu'il est rare de rencontrer, il se signalait par son intelligence, par sa culture, par sa curiosité intellectuelle. Il n'était lui, ni sceptique, ni ironique. Il s'intéressait à tout.

Il était brillant et avait parfaitement réussi dans cette difficile profession qu'est la nôtre, mais il était désintéressé et généreux et sous des dehors paisibles, il avait le goût du risque et de l'aventure.

Il aimait lire les récits d'exploration et de découvertes et ce goût qu'on ne pouvait déceler qu'en le connaissant bien, il le satisfaisait déjà un peu en temps de paix par de longs voyages qui le retenaient parfois loin de Marseille, n'hésitant pas a sacrifier ses intérêts professionnels.

Puis la guerre est arrivée et ce garçon d'apparence frêle qui avait été longtemps mal portant a montré un caractère d'une trempe exceptionnelle.

Engagé en 1939, il a fait la bataille de Saumur ce qui lui a valu sa première citation et la Croix de guerre.

L'armistice l'a surpris comme nous tous mais il n'a pas voulu l'accepter. Il a d'abord tenté de partir pour poursuivre le combat dans les Forces Françaises Libres. Après une nuit dramatique il a cédé à ses parents qui lui demandaient de rester, Il les aimait tellement, il répugnait tellement à les faire souffrir, que ce jour-là, il s'est incliné.

Mais le sens patriotique était si fort en lui que dès son retour à Marseille, il a cherché à combattre à nouveau sous une autre forme.

Très vite il est entré en contact avec ce qui n'était encore qu'une préfiguration de la résistance puisque c'est dès le début de 1941 que par le capitaine Fourcaud venu de Londres pour organiser un réseau clandestin, il a été mis en rapport avec la France combattante A partir de ce moment, plus rien d'autre n'a compté pour lui. Il a tout sacrifié à son activité de combattant sans uniforme. Il s'est donné corps et âme à cette nouvelle tâche.

De 1941 à 1943 son bureau de la rue Montgrand a été un des centres les plus importants de la Résistance française. Non seulement des camarades de toutes les régions y affluaient de façon, souvent imprudente d'ailleurs, mais encore les envoyés du général de Gaulle qui étaient parachutés en France aboutissaient chez lui.

Il a organisé, pendant ces deux ans
des groupes d'action et de sabotage et tout un réseau de renseignements ce qui, à l'époque, était la forme de combat la plus utile.

En janvier 1943, appelé par le général de Gaulle, il est parti pour Londres par un de ces mystérieux avions qui la nuit atterrissaient quelque part en France dans un champ.

Quinze jours après il revenait prendre sa place à la tête de ses camarades, refusant de rester en Angleterre, heureux de pouvoir donner l'exemple dit courage et du désintéressement.

Recherché par la Gestapo et voulant se consacrer entièrement à son rôle de chef d'une organisation de résistance, à son retour de Londres il n'a pas repris son activité d'avocat.

Pendant près d'un an, il a alors mené cette vie de clandestin que certains de nous ont connue, à la fois exaltante et déprimante.

Bien que, occupant un haut poste, il voulait toujours payer de sa personne. Il assistait lui-même aux émissions de radio, aux moments les plus dangereux pour rassurer les camarades qui auraient pu céder à la peur.

Il transportait les documents les plus compromettants il transportait les armes lui-même.

En septembre 1943, il a de nouveau été appelé à Londres. Nous sommes partis ensemble cette fois. Et encore une fois il est revenu.

Nous nous sommes retrouvés en France en novembre 1943, à Paris. J'étais allé à Alger passer quinze jours. Il était revenu directement de Londres en France avant moi. C'étaient ses derniers jours de liberté.

Il avait acquis dans cette lutte, une autorité, une assurance que ceux d'entre nous qui ne l'ont pas suivi dans cette phase de sa vie ne lui ont pas connues.

Il était débordant de vie, d'activité. Il s'occupait de tout, voyait tout, participait à tout.

La 9 décembre 1943 il a été arrêté. Détenu, déporté, il a fait preuve du même courage que quand il combattait librement.

En Allemagne, il a, dans le camp organisé à nouveau la résistance. Arrêté, il a tenté de s'évader. Il devait s'évader un soir. Il a attendu le lendemain pour permettre à tous ses camarades de partir avec lui. Il était paraît-il bouillant d'impatience et d'ardeur en pensant qu'il allait être libre et qu'il pourrait combattre encore. Sa générosité lui a coûté la vie. Il n'est pas parti le soir ; le lendemain matin il a été tué.

André Boyer est mort, je le sais, mais je ne peux pas le croire. Et pourtant la dure réalité est là.

Ses amis sont venus aujourd'hui pour assister à cette cérémonie. Il y a ici, non seulement ses confrères, mais aussi ceux qui ont combattu avec lui, sous ses ordres.

C'est en leur nom, en même temps qu'au nom d'un Gouvernement où siège son meilleur ami, que je m'incline devant le monument qui porte son nom."