Bulletin Brutus N° 47
A Toulouse, premier drame : la MORT de BERET

Ainsi, nous naviguions dans notre monde sous-marin des activités clandestines faisant surface aussi souvent qu'il fallait au niveau irréel de la vie quotidienne (datée) des premiers mois de 1943. L'existence en surface, avec ses tickets de rationnement et son respect apparent et d'autorités et d'institutions vichystes fantoches, présentait mille caractères bien plus absurdes, car à la vérité on ne pouvait s'y raccrocher à aucun point de repère solide : camaraderie, honnêteté dans les échanges commerciaux, certitude du lendemain, tout sombrait de plus en plus dans le faux-semblant et les conventions factices, depuis le voisin qui pouvait vous dénoncer pour tenter d'échapper au Service du Travail Obligatoire en Allemagne, du commerçant dont l'éventaire présentait un vide apparent tandis que son arrière boutique regorgeait de produits rationnés, qu'il vendait au plus haut cours du marché noir, jusqu'à tous ceux qui avaient cru à la défaite définitive, au règne éternel de Pétain et qui commençaient maintenant à la lecture des journaux et à l'écoute de la radio de Londres à ouvrir des yeux épouvantés sur la victoire possible des Alliés, le futur triomphe des résistants amenant de Gaulle et les comptes qu'ils auraient à rendre dans cette fatale perspective d'inexplicables menées et de troubles personnages parfois, le véritable sens des, notions humaines les plus élémentaires mais aussi les plus nécessaires l'amitié, la fidélité aux engagements, la noblesse de pensée et l'espérance.

Nous abordions une période difficile, meurtrière même. Un matin, après son cours, Raymond Naves me donne rendez vous sur les quais de la Garonne, devant la basilique de la Daurade. Dès qu'il vient vers moi, je vois à son air sombre et contracté qu'un événement grave passé.

Un de nos camarades de la Centrale, rue de Metz, a été arrêté hier par la Gestapo. Des hommes en civil, inconnus, dont c'est le premier coup Toulouse, l'ont emmené de force à leur siège dont l'adresse commence à peine d'être connue. Toute la nuit, ils l'ont interrogé, brutalisé, torturé enfin pour tenter de vaincre son silence, mais en vain. Ces tortionnaires se sont acharnés à tel point qu'à la fin, il ne leur est resté entre les mains qu'un corps inerte, sans vie, muet à jamais, qu'ils sont allés abandonner à la morgue municipale, où un de ses compagnons de travail a été prié d'aller le reconnaître au petit matin livide.

Explication officielle, car il fallait bien en donner une, Béret avait trahi son secret professionnel pour faire de l'espionnage au profit des Anglo-saxons; les services spéciaux de l'armée allemande l'avaient pris sur le fait...

Ainsi, involontairement, l'ennemi qui lui avait donné la mort lui accordait l'hommage au combattant pris les armes à la main. Bonne conscience pour tous ceux qui s'écartaient avec horreur de ce sang tout frais versé : de quoi était-il allé se mêler ? Il fallait bien que les Allemands en guerre se défendent. Si la Gestapo massacrait un civil, un postier en pleine ville de Toulouse, il n'y avait pas lieu de protester, puisqu'il s'était mis lui-même hors la loi et que tous les autres civils pouvaient continuer à croiser les uniformes verts et les messieurs de la Gestapo sans rien risquer. Ils restaient bien tranquilles et n'avaient aucun rapport, ni de près, ni de loin, sauf une vague et toute symbolique sympathie, avec les Anglo-saxons.

Pour nous, c'était autre chose, des sentiments nouveaux que je lisais dans le regard fixe de Raymond Naves, alors que nous nous taisions après son récit.

D 'abord que c'en était fini des risques mineurs, une arrestation, quelques semaines en prison. Maintenant, c'était à la mort que nous allions être affrontés, et la pire de toutes, celle qui arrive comme une délivrance après que toutes les souffrances physiques aient été employées pour vous faire parler.

Cette réflexion en amenait inévitablement une autre : puisque nous faisions le même travail, nous courions donc les mêmes dangers. Alors, serons-nous comme BERET assez fortement ancrés dans notre volonté pour tout supporter sana parler ?

Désormais, nos jours et nos nuits seraient hantés par cette incertitude contre laquelle on avait beau se dresser, mais qui demeurait comme une écharde plantée en nous -mêmes.

Ainsi, nos poings se serraient en pensant à BERET, frêle postier au regard bleu que je voyais souvent, assis devant le bureau d'Achiary qui me l'avait présenté, calme et avare de gestes. J'en gardais le souvenir d'une profonde et tranquille vie spirituelle, installée solidement dans un corps assez menu de français moyen, de petit fonctionnaire. Et maintenant, si triste pourtant, j'admirai que ce corps peu exercé en apparence aux performances athlétiques ait su demeurer ferme au milieu des coups, du fer et du feu et que dans sa mort, l'esprit ait triomphé.

La rage de ses bourreaux en apportait la preuve : impuissants à en tirer les informations sur ses compagnons, sur le réseau, ils étaient allés jusqu'à lui donner la mort, - fait rare en cette année 1943 - ou peut-être l'avait-il trouvée sur son chemin de douleurs comme une réconfortante inconnue, survenue à point pour le faire échapper aux mille tourments qu'il avait déjà subis.

- A travers BERET, j'essaie de rendre hommage aux nombreux postiers, agents du réseau ou amis, qui au péril de leur vie ont renseigné la Résistance sur tous les faits et gestes de l'occupant. Obscure mais combien efficace leur action a constitué une de nos meilleures armes; chez eux l'esprit Républicain et Syndicaliste a rejoint le vieil instinct patriotique.